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Au Pays de Sophie [2/2]

Portrait de Philippe Sollers par Sophie Podolski

Partie 1

N’ayant jamais lu le moindre de ses bouquins (oui oh, ça va hein !), je crus un temps, à la lecture de sa préface elle aussi habitée du Pays où tout est permis (nommée Biologie), que Sophie avait influencé, infecté même, le travail de ce grand ponte de la littérature française. On ne m’avait pas prévenu qu’en fait, l’illustre Sollers mettait un point d’honneur à se retrouver, avec ses amis de Tel Quel, à peu près pile à l’avant-garde de la littérature. Aussi, avec des livres tels que H ou Paradis, il n’avait pas attendu la jeune Sophie pour envoyer valdinguer les règles de ponctuation et adopter une écriture des plus aventureuse.
L’auto-proclamée “pRoétesse” agit ici tout du moins comme adjuvant aux expériences littéraires du savant-fou Sollers, me souffle-t’on dans cette analyse universitaire érudite (ouf).


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Au Pays de Sophie [1/2]

Sophie Podolski

Fendant avec panache les longues files d’automobiles sur mon fringant mountain-bike, je quittai soudain cette grosse artère bruxelloise pour un léger détour : j’approchais de la commune d’Ixelles et de la rue de l’Aurore. Je me souvins tout à coup que c’était là, au 25 de cette chic et charmante allée aux façades Art Nouveau, que siégeait en son temps le légendaire Montfaucon Research Center. Je fais le malin, là, maintenant, mais il y a encore quelques semaines, je n’avais jamais entendu parler du Montfaucon bidule. Des scientifiques surpayés (“et avec nos impôts, en plus !”) ? Une bande de hippies sous substances ? Un mouvement artistique ? Une Internationale ?! Rien d’aussi pompeux que son appellation ne laisse le supposer, en tout cas : chez eux, point de doctrine ou de manifeste, “Ce qui nous semble important, c’est l’affection”, ai-je pu lire dans l’improbable reproduction en pdf de la moitié d’un article du Nouvel Obs datant de 1974. La citation est de Michel Bonnemaison, membre fondateur et doyen du groupe – mais surtout pas son leader.

Moi, si je suis venu, c’est surtout pour Sophie. Sophie Podolski.

Je n’ai eu vent de son existence qu’il y a peu ; avant, des Podolski, je ne connaissais que Lukas, l’ex-footballeur champion du Monde avec l’équipe d’Allemagne, et ancien Gunner d’Arsenal – mais j’ai cherché, les deux n’ont aucun lien de parenté. C’est dans une grosse librairie bruxelloise, et un peu par hasard, que je suis tombé sur ce gros bouquin noir et blanc. Bercé par les conversations comme souvent surréalistes des jeunes libraires présents, je découvrais, fasciné, la vie et l’oeuvre de l’épatante Sophie.

Les candides vendeurs avaient pourtant prévenu, avec ce gros cœur aux couleurs de la librairie scotché en travers de la couve – le “FORMIDABLE” ajouté au marqueur ne suffit pas : je n’étais pas prêt, et le choc fut énorme. Dès le dessin savamment choisi par les éditeurs pour orner la couve, j’étais stupéfait. J’y voyais du Miro barré, et cela me rappelait aussi d’autres trucs plus récents, comme certains dessins étonnants que l’on trouve à foison dans la fantastique revue Hey! Les pages suivantes confirmèrent mes premières impressions. Et c’était fou, elle écrivait aussi ! L’artiste alors encore inconnue de moi (je suis bien entendu entre-temps devenu l’un des experts mondiaux de son œuvre) était décidément à part. Extatique, je décidai de “faire marcher le commerce”, et jetai les euros nécessaires à l’achat de mon nouveau livre préféré à la tronche du stagiaire de corvée de caisse. De retour dans ma résidence bruxelloise, j’enquêtais longuement sur Sophie Podolski, et convertis tous les membres de mon proche entourage.

Elle avait débarqué comme ça, l’air de rien, dans une des fréquentes soirées organisées au 25, rue de l’Aurore. “Salut, moi c’est Sophie !”, s’était-elle exclamée avec un naturel désarmant. Tous furent immédiatement conquis, et Sophie devint rapidement une des membres éminentes de ce Montfaucon Research Center. Presque cinquante ans après, j’eus beau monter, descendre et remonter l’allée, rien à faire, impossible de retrouver le numéro 25 de cette maudite rue de l’Aurore. En lieu et place, le bâtiment atroce d’une école primaire. Avait-il seulement existé ?!

Rue de l’Aurore

Pour justifier la sortie de ma bicyclette de montagne de luxe à la mécanique dernier cri, j’effectuai tout de même quelques dérapages impromptus sur un ou deux chemins vallonnés du proche Bois de la Cambre, où Sophie, paraît-il, aimait à rêvasser.

Je retournai à mes recherches, vérifier que je n’avais pas divagué. C’était bien possible après tout : je ne sais plus trop pourquoi, j’avais cherché à me procurer à tout prix Les Détectives Sauvages du célèbre écrivain chilien Roberto Bolaño. Je l’avais à peine commencé, lorsque je découvris que Roberto lui-même était devenu un aficionado de Sophie. Il l’avait lui découverte dans la revue Luna Park, éditée par Marc Dachy. Enamouré, il ne cessa de les mentionner, elle et ses oeuvres, dans nombres de ses poèmes, nouvelles, romans ; notamment dans… oui, Les Détectives Sauvages. Avais-je imaginé la vie secrète d’un personnages fictif récurrent des écrits d’un auteur mort du bout du monde – et sans même avoir atteint le passage décisif dudit roman ?

Tout cela semblait pourtant bien réel : j’appris que Sophie dessina (beaucoup en noir et blanc), écrivit (frénétiquement), et vécut, plus ou moins à plein temps, en ce lieu énigmatique, au sein de ce groupe mystérieux et à géométrie variable. C’est là, selon le modèle du scriptorium des moines copistes de temps reculés, que ses membres créèrent, en groupe, et parfois à la même table, leurs oeuvres singulières. D’abord auto-éditées sous l’égide du Center, ces dernières – c’est écrit dans mon livre, je le jure ! –mirent en émoi jusqu’au gratin germano-pratin !

Armée de son Rapidograph (un stylo-feutre technique de la marque Rotring, très prisé par les artistes du Montfaucon), Sophie est incroyablement créative. Lors de vacances d’été avec son amie Olimpia Hruska, elle aussi membre du Montfaucon Research Center, dans un chalet à Saint-Moritz, en Suisse, elle remplit quasi-intégralement et en à peine deux mois les deux cent quatre-vingt pages du cahier relié vierge qu’elle avait amené dans ses bagages. Elle le terminera à son retour, dans la maison de la rue de l’Aurore.

Les rares spécialistes de son oeuvre le remarquent très justement : Le Pays où tout est permis (le livre dont il est question) ressemble au journal intime d’une ado en crise. Un brin énervée contre à-peu-près tout – le pouvoir, les conventions, la bourgeoisie, et la société en générale – Sophie Podolski étale sa prose provocatrice sur toute la page, et entrecoupe son texte de dessins parfois même insérés en son sein, dans une folie manuscrite rarement aperçue.

Le Pays où tout est permis

“Je copie – je copie – c’est aussi emmerdant que d’inventer – mais l’écriture est une chose vivante – écriture chose vivante – la lumière ne vient pas du ciel elle arrive de très loin.”

Sophie Podolski

En bonne souveraine de ce Pays où tout est permis, Sophie s’autorise TOUT, justement : elle copie, oui, et comme Burroughs, Cut-uppe à l’envi – elle pioche tant chez Antonin Artaud que chez les soixante-huitards Vaneighem et Debord. Sa prose surréaliste aborde sexe et philosophie dans un même élan dissident. Le climat est sans doute favorable : au cœur des milieux contre-culturels, les braises des événements de Mai 68 sont encore vives dans cette Bruxelles pourtant en quasi-léthargie selon certains, comme un terreau fertile pour tout recommencer. Née apatride (elle finira par acquérir la nationalité belge en 1973), elle créé alors naturellement son propre Pays.

Dans ce qui reste son seul et unique livre, elle mentionne régulièrement les Freaks, chers à Frank Zappa, qu’apparemment elle adore. Pourtant plutôt agréable à regarder, elle se compare d’ailleurs, elle et les membres du Montfaucon Research Center, à ces êtres difformes – mais non, pardon : elle se reconnaît surtout dans ce MOUVEMENT Freaks contestataire, contre-culturel et avant-gardiste. C’est que Sophie, elle aussi, s’en contrefiche de la bienséance et des normes, comme de la ponctuation et de la syntaxe, du reste.

Partie 2